"Comprendre Gertrude Stein n'est pas aisé, la traduire encore moins, la présenter bien moins encore" (Raymond Queneau).
Si difficile que soit la tâche, on ne peut s'en dispenser, Gertrude Stein étant injustement méconnue en France. L'exposition "Matisse, Cézanne, Picasso... L'aventure des Stein" au Grand Palais rappelle le rôle essentiel qu'elle a joué dans le monde artistique parisien dès 1905 en tant que mécène, écrivain mais aussi interlocuteur privilégié des artistes.
Après une enfance en Californie et des études de médecine avortées, elle s'installe à Paris avec son frère Léo dans l'intention de se consacrer pleinement à l'écriture. Leur frère Michael et sa femme Sarah les suivent bientôt. Elle y rencontre aussi Alice B. Toklas qui sera sa compagne jusqu'à la mort. Attirés par l'avant-garde artistique, tous les cinq commencent à acheter des oeuvres et nouent des liens avec les artistes qu'ils soutiennent.
Essentiellement connue pour son activité de collectionneuse, Gertrude Stein est surtout écrivain et poète. Elle sera considérée comme une "cubiste de lettres". Son travail est une remise en question totale de la composition, du temps, du rapport des mots aux choses, et du rapport des mots entre eux. En découle une écriture nouvelle : les mots sont répétés, isolés, désorganisés, la ponctuation réduite au minimum. Le lecteur bute sur chaque mot, répète, puis enfin intériorise le rythme de l'écriture, sa musicalité et peut pleinement l'apprécier. Le travail d'écriture de Gertrude Stein était avant-gardiste, il est toujours aujourd'hui difficile d'accès. Elle utilisera un style plus classique pour écrire "L'autobiographie d'Alice Toklas" et "Les guerres que j'ai vues". Véritables succès commerciaux, ils permettront de faire reconnaître son travail à un public plus large.
C'est naturellement qu'elle s'entoure d'artistes explorant les mêmes voies qu'elle. Dans l'esprit des salons du XVIIIème siècle, elle et sa compagne Alice reçoivent tous les samedis dans leur appartement de la rue de Fleurus des artistes de l'avant-garde parisienne. Écrivains, gens de théâtre, poètes, peintres. Notamment Picasso, Matisse, Braque, Hemingway, James Joyce, Man Ray, Tristan Tzara...
Le salon de celle qui se verra surnommée "La Sybille de Montparnasse" a un impact très fort sur les artistes et devient un lieu d'échanges privilégié. C'est là où naitra la rivalité Matisse-Picasso, chacun découvrant les toiles de l'autre sur les murs de l'appartement de la rue de Fleurus.
Au-delà de sa correspondance riche avec de nombreux artistes, le grand nombre de portraits d'elle ayant été réalisés nous permet de comprendre l'impact de Gertrude Stein sur eux. Photographies, sculptures, peintures : la multiplication de ses portraits nous rappelle la tradition des mécènes de la renaissance. Au delà de la coutume, ils témoignent de la véritable fascination qu'elle exerçait sur son entourage, comme le raconte le photographe Carl Van Vechten "Gertrude Stein est une personnalité unique. C'est une femme imposante par son physique, une femme rabelaisienne avec un beau visage intéressant, dominé par l'esprit".
Son physique particulier illuminé par sa vision fait d'elle une muse peu classique. Elle a marqué son époque par son esprit, son regard : poétique et visionnaire, il est indubitablement contemporain. Une qualité qu'elle considère essentielle comme elle le souligne avec humour : "Si vous ne vivez pas contemporainement, vous êtes un empoisonneur public, c'est pour cette raison que nous vivons contemporainement" (dans "Comment l'écrit s'écrit").
Son regard ainsi que celui de la famille Stein en font des collectionneurs atypiques et avant-gardistes. Ils ont été parmi les premiers acheteurs de Cézanne, Picasso et Matisse, construisant à l'instinct une collection cohérente et visionnaire tout en enrichissant l'histoire de l'art par leurs écrits. Gertrude Stein est aujourd'hui une icône. Muse, artiste et mécène, son regard a marqué son époque, la marque encore, de même que sa vie libre et inspirante.
Victoire Simonney
