"Si Vanessa Paradis met deux fois de suite une robe Elie Saab à Cannes, ça n'est pas pour rien."
En quoi a consisté votre travail pour Elie Saab ?
"Mon grand-père était tailleur pour hommes,
ma tante modéliste chez Christian Dior. Je ne voulais surtout pas devenir chirurgien ou avocat."
Qu'est-ce qui vous a mené au métier de parfumeur ?
Je voulais être danseur, mais je me suis rendu compte que je ne serais pas à la hauteur de ce que je m'étais fixé. Dans ma famille, on marche à la méritocratie : j'entends encore mon père me dire "si tu n'es pas le meilleur, tu ne fais pas !" A 14/15 ans, j'ai eu deux chocs : l'un en lisant un article consacré à la parfumerie dans VSD, l'autre en regardant "Le Sauvage", ce film où Yves Montand, parfumeur, se retrouve poursuivi sur une île déserte par Catherine Deneuve – je suis fou amoureux de Deneuve. Il y avait quelque chose d'ultra glam là-dedans... Et puis le métier n'était pas courant, à la fois créatif et scientifique. Mon grand-père était tailleur pour hommes, ma tante modéliste chez Christian Dior. Ça faisait partie de ma culture "perso". Je ne voulais surtout pas devenir chirurgien ou avocat.
Quand on crée un parfum, comment vit-on la notion d'effacement derrière un couturier ?
Bien ! [rires]. Ça fait partie du contrat. Je suis très étonné quand on me reconnaît : je ne fais quand même pas le métier le plus visuel de la planète ! Lorsque j'ai créé Le Mâle à l'âge de 25 ans pour Jean Paul Gaultier, je suis resté dans l'ombre. Le business model a été conçu dans cet effacement : Chanel a mis le parfumeur au placard en créant le N°5. Il y est resté jusqu'au retour aux sources par Annick Goutal ou Serge Lutens. A la même époque sont arrivés les phénomènes du "behind the scene" ou de la cuisine starisée : on a voulu connaître l'envers du décor, les ingrédients, puis on a commencé à s'intéresser aux parfumeurs. Ayant grandi entre un frère et une soeur, cette notion d'effacement, d'un point de vue personnel, ne m'était pas non plus étrangère.
Qu'est-ce qui vous nourrit au quotidien ?
Je viens d'une famille d'origine arménienne, déracinée, où il y a une certaine nostalgie de l'avant. Mon inspiration vient aussi beaucoup du côté historique de mon métier. En 2000, j'ai remis au goût du jour le sur-mesure en parfumerie : jusqu'au XIXème siècle, il n'y avait pas de parfums de série. J'ai aussi reconstitué le parfum de Marie-Antoinette pour le Château de Versailles, réinterprété les gants parfumés du XVIIIème siècle avec les porte-cartes de ma maison [Maison Francis Kurkdjian, ndlr], faits mains et parfumés, eux aussi. C'est là que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire tout comme à l'époque où les peaux, par exemple, étaient tannées à l'urine de cheval...
En tant que créateur, quel regard portez-vous sur la mode actuelle ?
J'ai l'impression qu'on arrive à la fin d'un cycle, d'une esthétique. Il y a comme un décrochage entre la réalité de la rue et de l'époque et les pages de papier glacé des magazines. J'ai l'impression qu'Olivier Rousteing l'a bien compris. Dans son côté "hors système", il pourrait, quelque part, être le Gabrielle Chanel de notre ère. On peut ne pas être sensible à ce qu'il fait mais son aspect hors norme m'interpelle : il ne vient pas du sérail, il a commencé à 18 ans, il collabore avec H&M, il est proche de Kim Kardashian... Il a pris tout le monde de court. Kardashian, je comprends aussi son succès : contrairement aux top models et ce qu'ils incarnent, elle n'est pas déconnectée du réel, son physique parle aux femmes d'aujourd'hui.
"La raison d'être de mon métier, c'est d'amener la forme la plus parfaite possible à un sujet donné."
L'hérésie absolue en matière de parfumerie ?
Mélanger les parfums. Le côté "faites votre parfum sur-mesure", le "fragrance layering", ça me rend dingue. La raison d'être de mon métier, ça n'est pas de dire à la consommatrice de superposer deux fragrances, qu'elle les achète chez moi ou non ; c'est au contraire d'amener la forme la plus parfaite possible à un sujet donné. Vous n'allez pas chez un grand chef pour mélanger deux desserts : avec moi, c'est la même chose. Mais les gens font ce qu'ils veulent, évidemment...
Considérez-vous la parfumerie comme un art ?